Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Persistances rétiniennes...
4 août 2006

Musophobie

Musophobie


Belles journées, souris du temps,

Vous rongez peu à peu ma vie.
Dieu ! Je vais avoir vingt-huit ans
Et mal vécus, à mon envie.

Guillaume Apollinaire, « Le Bestiaire »


Les vacances de la Toussaint étaient enfin arrivées. Marc attendait ce jour avec impatience : il était directeur commercial dans une entreprise mondialement connue, et son travail était très prenant et très dur. Il allait enfin pouvoir partir avec sa femme Muriel et ses deux enfants Sandra et Jules, à la vieille maison de campagne, perdue au fin fond de l’Auvergne, qu’il avait achetée quelques mois auparavant. Ils partirent le vendredi, pensant éviter le trafic sur les autoroutes. Mais le voyage parut durer une éternité pour Marc, entre les embouteillages, les grésillements de la radio et les cris de ses enfants à l’arrière de la voiture. Au fil des kilomètres, il se sentait de plus en plus nerveux. Sa femme était dans le même état que lui.

Ils s’arrêtèrent sur une aire d’autoroute, pour dîner dans un sinistre « self-service », au milieu d’autres familles tout aussi fatiguées. Les couverts, les assiettes, les verres étaient sales. Ce voyage commence bien, pensa Marc. Ils repartirent une demi-heure plus tard. La circulation était beaucoup plus fluide. Le paysage était sublime, composé de montagnes baignées par une lumière d’un rouge resplendissant provenant du coucher du soleil.

Et la nuit tomba. Il restait encore une cinquantaine de kilomètres. Marc prit la sortie de l’autoroute, et s’engagea dans la campagne au beau milieu de la nuit. Ses enfants dormaient déjà quand Muriel, à son grand étonnement, s’assoupit à son tour. Lui aussi commençait à ressentir la fatigue. Ce n’était pas très prudent de conduire encore, mais il était presque arrivé.

Il ne trouvait pas la maison… Il avait beau chercher, il ne se souvenait plus du tout où elle se trouvait. Il était à présent minuit. Les minutes passaient… Toutes les routes, tous les chemins se ressemblaient. Il reconnut un sentier, espérant que ce serait enfin celui donnant accès à leur maison de campagne. Et c’était bien cela, même si, en approchant de la sombre bâtisse, un sentiment de malaise s’empara de lui : il ne reconnaissait pas du tout la maison ; c’était la première fois qu’il y retournait depuis qu’il l’avait achetée, et cette fois-là, il faisait grand jour… Il gara la voiture, en réprimant difficilement un gigantesque bâillement. Il réveilla sa femme, puis ses enfants, et ils partirent tous quatre vers la maison. Il dit à sa femme qu’il prendrait les valises plus tard, après avoir couché les enfants qui étaient maintenant bien réveillés, mais accablés de fatigue et très grognons. La maison était plongée dans le noir le plus profond. Marc appuya sur l’interrupteur pour allumer la lumière… en vain. Le compteur électrique ne devait pas être enclenché. Evidemment, il n’avait pas songé à emporter une lampe électrique, et il lui faudrait maintenant se frayer un chemin vers la cave, au risque de se heurter à tous les recoins de cette maison presque inconnue. A la faible lueur de son briquet, il progressa lentement dans l’ombre un peu inquiétante. La réserve de gaz s’épuisait alors qu’il était encore en plein milieu de l’escalier de la cave.

Alors qu’il s’approchait prudemment du compteur électrique, il se cogna la jambe droite contre une chaise, laissée en travers de la pièce, et fit tomber son briquet qui glissa sous une vieille armoire d’époque. Il grogna, se pencha, et faufila son bras pour essayer de le récupérer. Tout au fond, du bout de l’index, il sentit effectivement quelque chose dépasser du sol froid. Clac ! Il laissa échapper un cri de douleur : l’objet inconnu lui avait cruellement pincé le doigt. Marc se redressa violemment, fut pris d’un vertige, et manqua heurter sa femme, qui venait le rejoindre à la lueur d’une bougie. Il baissa le regard vers sa main douloureuse : y pendait encore, l’ongle pris dans la mâchoire rouillée, un vieux piège à souris.

- Que se passe-t-il, Maman ? demanda leur fille Sandra, qui, luttant pour garder les yeux ouverts, avait entendu le cri de son père.
- Rien, ma chérie, ton père s’est un peu fait mal, lui répondit sa mère. Va dans ta chambre et va dormir.
La petite fille partit sans attendre, tandis que son père gémissait. Muriel l’observait et lui dit :
- N’en rajoutes-tu pas un petit peu, chéri ? Ce n’est qu’un piège à souris, je ne pense pas que tu aies très mal…, si ?
- Comme tu l’as si bien dit, c’est un « piège à souris », lui fit remarquer sèchement Marc.
- Je suis désolée, j’avais oublié pendant un instant. Allons dormir, demain, on a une journée « ménage » !
Leur chambre était au premier étage, ils montèrent et Muriel se coucha immédiatement. Marc poussa doucement la porte de la chambre des enfants et put observer qu’ils dormaient paisiblement. Il leur fit un baiser à chacun sur la joue. Il ferma la porte, et repartit en direction de sa chambre. Il eut soudain la vague impression d’un mouvement fugitif, au ras du parquet, dans un coin obscur du couloir. Le rythme de son cœur accéléra et il rejoignit sa femme sans attendre. Il se dit que sous l’effet de la fatigue, son imagination lui jouait des tours. Mais au fond de lui, une terrible angoisse commença de monter…

Il fit des cauchemars toute la nuit. Il était coincé dans un piège pendant que des souris le grignotaient petit à petit tel un morceau de fromage. Il se réveilla brusquement vers dix heures du matin ; Muriel était déjà levée, elle préparait le café pour Marc et le petit-déjeuner pour les deux enfants. Marc embrassa sa femme et demanda :
- Où sont les enfants ? Ils dorment encore ?
- Non, ils sont en train de regarder des dessins animés à la télévision.
- Ok… Tu as bien dormi ?
- Oui, le lit est confortable… et toi ?
- J’ai fait des cauchemars toute la nuit.
Il se leva et ouvrit le réfrigérateur. Il était complètement vide.
- Que va-t-on manger ? Il n’y a rien là-dedans !
- Je vais faire des sandwiches au fromage avec les restes d’hier pour le déjeuner, et puis on ira ensemble faire les courses cet après-midi.
Marc se leva, prit le journal et commença à lire. Cinq minutes plus tard, il réalisa qu’il n’avait même pas dit bonjour à ses enfants. Il se rendit au salon et les vit allongés sur le canapé.
- Eh bien, vous voilà déjà couchés, alors que vous venez de sortir du lit ! dit Marc en rigolant.
Il les embrassa, s’assit sur une chaise juste à côté du canapé, et observa ses enfants, fascinés par l’écran. Il leur demanda quel était le dessin animé qu’ils regardaient. Jules, qui avait deux ans et demi, lui répondit en bafouillant que c’était « Tom et Jerry ». Marc, qui ignorait tout des dessins animés, demanda à sa fille de quoi cela parlait. Elle lui expliqua que Tom était un méchant chat, et qu’il voulait manger Jerry, une souris très gentille. Au mot « souris », Marc devint pâle et se mit à crier :
- Comment pouvez vous regarder des choses aussi stupides !? N’avez-vous rien de mieux à faire ?
Il tourna brutalement les talons et disparut dans sa chambre.

Quand il réapparut une heure plus tard, Muriel lui demanda pour quelle raison il s’était mis à hurler contre les enfants. Penaud, Marc lui expliqua qu’il était très nerveux depuis la découverte du piège à souris. Elle partit à son tour prendre une douche, et Marc revint près de ses enfants, toujours recroquevillés sur le canapé et l’air un peu inquiet. Il leur demanda pardon pour son accès de colère. Parents et enfants se retrouvèrent ensuite autour de la table de la cuisine pour leur frugal déjeuner. Sandra expliqua à sa mère qu’elle n’aimait pas les sandwiches aux fromage, et qu’elle n’avait pas faim. Elle mangea seulement un yaourt. Après avoir fini de manger, ils s’apprêtèrent à partir pour le supermarché. Marc leur dit qu’il allait chercher son portefeuille qui était dans la chambre, et qu’ils pouvaient s’installer dans la voiture en l’attendant. Il monta les escaliers et crut de nouveau apercevoir une petite forme brune passer très rapidement devant lui. Il trébucha et se rattrapa de justesse à la rambarde de l’escalier. Il avança doucement. Il arriva dans sa chambre et prit son portefeuille d’une main tremblante. Il était prêt à redescendre quand il aperçut un petit trou dans le mur, au ras du sol. Son cœur battait la chamade. Il descendit aussitôt, ferma la porte d’entrée et s’engouffra sans un mot dans la voiture. Ils roulèrent vers la ville la plus proche, Aurillac. En route, sa femme put constater que Marc serrait les dents et que ses mains tremblaient sur le volant.
- Marc, veux-tu que je conduise ?
- Oui, je veux bien, s’il te plait…
Ils s’arrêtèrent, elle prit le volant, et ils continuèrent ainsi leur route.

Il n’y avait pas beaucoup de monde dans le supermarché pour un samedi, favorisant ainsi la rapidité des achats de la famille. Marc partit seul un moment, et prit trois sprays contre les souris. Sa femme le regarda avec étonnement lorsqu’il les déposa dans le caddie. Les deux enfants couraient à cet instant vers leurs parents. Ils voulaient acheter des peluches, mais Marc refusa brutalement, sans donner de raisons. Ils repartirent environ une heure après leur arrivée. Marc refusa à nouveau de conduire, et s’installa silencieusement sur le siège passager, bras croisés et mine renfrognée.

Dès qu’ils arrivèrent dans le jardin, Marc sortit de la voiture, se précipita vers le coffre, prit les trois sprays et se hâta vers la porte d’entrée de la maison. Il courut vers le trou qu’il avait aperçu plus tôt dans l’après-midi. Il vida le bon quart d’un des sprays au fond de la petite cavité et s’exclama pour lui-même :
- Tu vas moins faire la maline, maintenant !
Il redescendit pour aider sa femme à prendre les affaires dans le coffre de la voiture. Lorsqu’ils eurent terminé, elle lui demanda ce qu’ils pourraient faire maintenant. Les enfants étaient tentés de regarder la télévision. Marc répondit qu’ils visiteraient les environs le lendemain.
- Je vais aller voir ce fameux potager, au fond du jardin, dit Marc.
- Si seulement il était fameux…, soupira Muriel.
Marc partit donc au fond du jardin, et apprécia les grands massifs, assoupis par l’automne, mais qui deviendraient sûrement magnifiques au printemps. Il avança doucement dans l’herbe caressée par le vent, et arriva au « fameux » potager. Certes, il était petit, mais il y avait quand même des carottes, des pommes de terres, des radis, des poireaux et même une superbe citrouille ventrue. En approchant, il vit toutefois que la citrouille était comme entamée, comme si quelqu’un avait commencé à la grignoter. Il la contourna et crut apercevoir, s’enfuyant du cœur de la citrouille, une petite boule de fourrure noire. Il eut une crise d’angoisse immédiate. Quand il fut calmé, il approcha son pied pour essayer de l’écraser, mais la forme s’évanouit parmi les plantes. Il comprit aussitôt. Il y avait une souris, et elle avait mangé la citrouille. Il courut vers la maison, prit un spray, revint au potager et aspergea de produit tous les légumes et les plantes. Quand il revint à grands pas, sa femme lui demanda ce qu’il faisait. Il lui répondit :
- Il y a une souris, ici, et elle mange la citrouille du potager. Elle habite dans un trou, je l’ai vu !
- Tu délires Marc, les souris ne se nourrissent pas de citrouille, mais de fromage, et ne vont jamais dehors, surtout en automne, alors qu’elles peuvent très bien rester au chaud au fond de leur trou.
- Du fromage, tu as dit du fromage ? Cela veut dire que… Le sandwich de Sandra, où est-il ?
- Dans le salon, mais…
Il l’interrompit et se précipita vers le salon. Le sandwich était par terre, le fromage n’y était plus. Marc hurla. Sa femme accourut et lui dit que ce n’était qu’une souris, mais Marc ne l’écoutait plus, il était en fureur.
- Elle va voir cette souris, ce que je vais lui faire ! cria-t-il.
Muriel le supplia de se calmer, mais il la repoussa et monta les escaliers comme un chien enragé. Elle appela les enfants, les emmena dans la voiture, alluma la radio, et commença à pleurer.

Marc prit les trois sprays, il en attacha deux à sa ceinture et garda le troisième dans sa main. Il le vida aussitôt dans le trou de souris, le jeta à la poubelle, et vida la bonne moitié du deuxième au premier étage. Il retourna au rez-de-chaussée et fit la même chose avec la deuxième moitié. Enfin, il passa devant sa femme et ses enfants, réfugiés dans la voiture, pour se rendre au potager. C’est ici qu’il vida le troisième et dernier spray. Il retourna dans la maison, qui empestait maintenant partout le produit anti-souris. Il s’installa devant la télévision et l’alluma. Il changea de chaîne et tomba sur un documentaire sur la reproduction des souris. Il s’évanouit.

Pendant ce temps, dans la voiture, Sandra et Jules essayaient de réconforter leur mère, qui n’arrêtait pas de pleurer. Un quart d’heure plus tard, elle sembla se calmer. La petite fille lui demanda :
- Qu’est-ce qu’il a Papa ?
- Il… il devient fou, sanglota sa mère.
- Mais pourquoi ? Explique-nous s’il te plaît.
- Il est… musophobique. C’est une peur des souris. Mais sa phobie est spéciale. Il déteste tout ce qui est en rapport avec les souris, c’est pour cela qu’il vous a crié dessus lorsque vous regardiez la télévision.
- Est-ce que c’est grave ?
- Le connaissant, oui, quand votre père est énervé, il casse tout. La maison sera sûrement sens dessus-dessous.
C’était l’heure des informations à la radio, elle augmenta le volume. Quand ce fut fini, elle vit Marc sortir de la maison. Elle espérait qu’il serait calmé, mais il se dirigea, suite au réveil de son évanouissement, vers la remise. Il en ressortit avec une hache.

Il avait vu la souris. Tout du moins c’est ce qu’il pensait. Il s’approcha du mur où le trou était logé et donna de grands coups de hache.
- Sors de ta cachette, sale monstre ! hurla-t-il.
Il ne s’arrêtait plus de projeter la lame de la hache dans le mur. Il crut voir soudainement la souris descendre les escaliers. Essoufflé, il repartit vers le salon..
- Je sais où tu es… Crois-tu que je pense que les souris se sont pas intelligentes ? Tu te caches dans une armoire, je ne sais pas laquelle, mais je vais te trouver, je le jure !
Il détruisit ainsi deux armoires à coups de hache, mais en vain, il ne trouva pas de rongeur. Mais il ne pouvait plus s’arrêter de détruire, il était enragé. Tous les meubles furent méthodiquement brisés.

- Maman… dit la petite fille.
- Qu’y a-t-il, Sandra ?
- Je… je veux aller dire quelque chose à papa.
- Quelle chose ? demanda sa mère.
- Je ne veux le dire qu’à lui, car ça ne le concerne que lui !
- Je pense qu’il est calmé, depuis le temps. Vas-y mais fais attention. Je vais venir avec toi.
- Non, ne viens pas, je veux y aller seule ! S’il te plaît…
Sa mère la laissa partir vers la maison, seule...
La petite fille poussa la porte, et, effarée, vit le désastre. Tout était brisé.
Son père était assis dans un fauteuil, la hache à la main, le front plein de sueur.
- Papa ? Je dois te dire quelque chose…
Mais Marc ne répondait pas, il la regardait simplement dans les yeux.
- Tu me fais peur, mais je veux te le dire. En fait, ce midi je n’ai presque rien mangé, mais quand on est revenu des courses, j’avais une petite faim. J’ai vu le sandwich au fromage de maman, mais tout à l’heure Jules m’a donné un petit morceau de pain du sien et je n’ai pas aimé du tout…, donc je n’ai mangé que le fromage… Voilà, c’est tout, c’était pour te dire que ce n’est pas une souris qui l’a mangé.
Marc s’approcha d’elle. Il lui sourit :
- C’est donc toi la souris… Je t’ai enfin trouvée…

L’enterrement eut lieu le lundi 3 novembre. Toute la famille était présente, sauf Marc. Sur la tombe on pouvait lire un simple prénom et deux dates:
Sandra
27 janvier 1997
25 octobre 2003
Un homme s’approcha de Muriel.
- Bonjour Madame, toutes mes condoléances. Je suis chef de travaux, et comme vous le savez, nous avons dû détruire votre maison de campagne. Je suis navré, mais il n’y avait aucune souris dans cette maison, nous avons fouillé de fond en comble.
- Je sais, mon mari était fou.
- Je suis désolé. Quel âge avait votre mari ?
- Vingt huit ans. Pourquoi cette question ?
- Pour rien, pour rien …
Il s’en alla, laissant Muriel en compagnie de Jules.

C’est un dimanche de printemps. Mais le parfum des fleurs et le chant des oiseaux ne pénètrent guère l’obscure cellule 24B de l’hôpital psychiatrique régional. Nul ne voit, sur le lit de fer, l’homme allongé, ses quatre membres attachés par des lanières de cuir, ses yeux exorbités, ses traits déformés par la terreur. Nul ne sent, nul n’entend, sur son ventre agité de spasmes et de convulsions, le menu trottinement de petites pattes, allant et venant, sans repos.

(Euh l'auteur c'est moi... Et ça date :D)

Publicité
Publicité
Commentaires
S
*clap*<br /> J'ai beaucoup aimé!
J
Excellent !
N
Clap, clap !<br /> Bravo mon Ed^^
Persistances rétiniennes...
Publicité
Archives
Publicité